Transmissions et mémoires

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Médine - Alger pleure

Les stigmates psychologiques et identitaires dont souffrent les immigrés se transmettent bien souvent à leurs enfants. Ces derniers, nés dans le pays d’accueil à l’inverse de leurs parents, font face au défi de conjuguer l’héritage familial à leur appartenance au pays d’accueil. 
Dans son morceau, Alger Pleure, le rappeur Médine, fil d’une mère algérienne et d’un père français, évoque sa double identité. Dans son cas, la difficulté de conjuguer deux héritages culturels est exacerbée par le poids de l’histoire : la France a colonisé l’Algérie avant d’entrer en guerre avec celle-ci, entre 1954 et 1962. 

D’emblée, Médine révèle le caractère conflictuel de ses deux identités, ayant notamment recours à des oxymores et des antithèses : « J’ai le sang mêlé : un peu colon, un peu colonisé, un peu colombe sombre ou corbeau décolorisé ». Ce tiraillement perpétuel entre deux mondes le pousse à ressentir une forme de schizophrénie (« Médine est métissé : Algérien-Français / Double identité : je suis un schizophrène de l’humanité »), un trouble que l’on retrouve chez le personnage d’Amadeo dans Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio : « Qui suis-je ? Ahmed ou Amadeo ? » (p. 130). 
Tentant d’explorer sa schizophrénie, Médine va successivement laisser la parole à sa part française puis à sa part algérienne sur le sujet de la guerre d’Algérie, dont est fêté le cinquantième anniversaire au moment de la sortie du morceau (2012).

Sa part française refuse de blâmer l’ensemble des Français pour les crimes commis par l’Armée durant la guerre d’Algérie : « Je refuse qu’on m’associe aux généraux dégénérés / Mes grands-parents ne seront jamais responsables du mal généré ». Il met en lumière la diversité des opinions qui agitaient l’opinion publique française à l’époque et refuse l’idée selon laquelle la majorité des Français était en faveur d’une réponse violente à la crise politique : « Nous n’étions pas tous des Jean Moulin mais loin d’être jenfoutistes / Proches de Jean-Paul Sartre et des gens jusqu’au-boutistes / Tantôt communiste, traître car porteur de valise / Tantôt simple sympathisant de la cause indépendantiste ». 
Sa part algérienne prend ensuite la parole. Médine se remémore alors l’expérience douloureuse de la colonisation française en Algérie, évoquant notamment « le code de l’indigène ». Il semble faire référence au statut juridique inédit que se voient accordés les Algériens au lendemain de l’entrée en vigueur du sénatus-consulte de 1865. Habitant un département français, les Algériens, sont désormais considérés comme Français mais se voient refuser le statut de citoyen : « Dans le droit français, entre le national et le citoyen français, s’intercale désormais l’indigène, Français non citoyen, suivant un statut personnel du distinct du code civil ». L’inégalité juridique dont souffrent les « indigènes » est couplée à une importante pauvreté, dont témoigne le livre Le Pain Nu de Mohamed Choukri. Si cet ouvrage traite du Maroc colonial des années 50, il est possible de supposer que les sociétés algériennes et marocaines de l’époque partageaient plusieurs traits. 

Le thème de la mémoire, ou plutôt des mémoires, apparaît essentiel à Médine. Le rappeur s’oppose aux mémoires manichéennes, qui entretiennent « une rancœur pour l’éternité », et rappelle la diversité des expériences associées à un même événement historique : « Du martyr au harki, du colon jusqu’au natif, qui se battirent pour sa patrie ? Et qui pour ses actifs ? Du pied noir au maquisard, on est tous en mal d’histoire ». On retrouve cette question de la libération des mémoires chez Benjamin Stora, historien spécialiste de la guerre d’Algérie. Celui-ci dénonce le fait que les militaires français responsables de crimes durant le conflit algérien n’aient pas été poursuivi, « ce qui interdit de vider l’abcès, puisqu’il y a effacement des repères entre ce qui est crime et ce qui ne l’est pas » . Il appelle ainsi la France a porter un regard critique sur son histoire coloniale afin de « se débarrasser des fantômes du passé ».

Mais l’importance des questions mémorielles ne se limite pas seulement au conflit franco-algérien. Le cas du Liban est de ce point de vue très intéressant. Cet état multiconfessionnel, abritant de nombreuses minorités, a été en proie à une violente guerre civile entre 1975 et 1990. Pourtant, il semble que les décideurs politiques libanais aient tenté de totalement occulter ce conflit de la mémoire collective libanaise. Peu de travaux de recherche de la part d’historiens ont pu être effectués et la guerre civile n’est par exemple pas étudiée par les écoliers. Cette absence de mémoire peut sembler bénéfique, car elle permettrait à la population de ne pas s’attarder sur les cicatrices du passé et de se projeter vers le futur. Il est pourtant également possible de penser que ce refoulement mémoriel entretient les traumatismes, rancœurs et relations difficiles qu’entretiennes les différentes communautés du Liban. Dans la pièce de théâtre Incendies, que Wajdi Mouawad, le personnage de Nawal Marwan fait le choix de totalement occulter ce qu’elle a vécu durant la guerre civile libanaise et de recommencer une nouvelle vie au Canada. Pourtant, son passé finit par se rappeler soudainement à elle, causant sa mort et la découverte par ses enfants d’un véritable drame familial. Ce n’est qu’après la remise des deux lettres « au père » et « au fils » et la révélation de son passé à ses enfants que Marwan peut envisager la rédemption et accepter d’être enterrée. 

Enfin, il est possible d’établir un parallèle entre l’incapacité de Médine à faire cohabiter en lui ses deux identités franco-algérienne et les troubles identitaires qui agitent le personnage d’Amine Jaafari - médecin palestinien naturalisé Israélien - dans L’Attentat, écrit par Yasmina Khadra. Amine réalise très tôt qu’il lui sera impossible de conjuguer ses identités palestinienne et israélienne (« très jeune, j’avais compris que le cul entre deux chaises ne rimait à rien et qu’il me fallait vite choisir mon camp ») et fait le choix de renoncer à ses origines afin de s’intégrer pleinement à la société israélienne. L’attentat suicide commis par sa femme l’amène brutalement à questionner ce choix et à renouer avec son passé. 

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