Les zones de recherche et de sauvetage, les règlements de Dublin, et les limites légales de la responsabilité gouvernementale

carte_sar.jpg

Pour comprendre les événements entourant ce voyage de l’Aquarius, il faut d’abord comprendre certains principes de base du droit maritime et du droit de l'immigration. Comme Emmanuel Macron a expliqué dans sa réponse officielle à cette évènement, le droit maritime stipule « qu’en cas de détresse, ce soit la côte la plus proche qui assume la responsabilité de l’accueil. »[1] D’ailleurs, le Dublin III stipule que, quel que soit le pays européen où un migrant cherchant asile arrive en premier, ce pays sera responsable du traitement de sa demande d’asile.[2] Les politiciens et les pays qui sont opposés aux immigrants ont donc tout intérêt à empêcher les migrants d’arriver dans leur pays chaque fois que cela est possible. En même temps, les migrants ont tout intérêt à rester non détectés jusqu'au moment où ils peuvent arriver dans le pays où ils espèrent s'établir. Le conflit résultant de ces intérêts opposés est illustré dans des œuvres telles que le film « Welcome » de Philippe Lioret, dans lequel le protagoniste Bilal cherche à s’établir en Angleterre mais reste coincé en France.[3] Dans sa fin tragique, le film illustre également la triste réalité que les migrants ont de la chance s'ils parviennent à atteindre n'importe quel port européen en vie.

Depuis les années 1980, la Méditerranée a été divisée en zones de recherche et de sauvetage (SAR).[4] Comme la déclaration du président Macron indique, le droit maritime international stipule que l’obligation d’un pays d’aider les migrants commence lorsque les migrants entrent dans la zone SAR du pays, et pas lorsqu'ils atteignent la frontière du pays. En théorie, cette règle, tout comme le règlement de Dublin, devrait contribuer à répartir la responsabilité d’aider les migrants entre les pays de l’Union européenne. En pratique, cependant, cette règle a entraîné une fragmentation croissante de l’aide gouvernementale, comme la responsabilité juridique de chaque pays est devenue clairement définie et limitée. La carte à droit dépeint les zones SAR de la Méditerranée ; on peut voir que le sort des migrants dépend en grande partie de l'endroit où ils sont découverts et sauvés dans la mer, un point sur lequel on reviendra plus tard.

Des organisations non-gouvernementales comme SOS Méditerranée et MSF essayent à combler le fossé et à sauver les migrants qui pourraient autrement être oubliés ou ignorés. Cependant, comme le montre le cas de l’Aquarius, l’aide que ces groupes peuvent fournir est subordonnée à la coopération des gouvernements nationaux, ce qui est loin d'être garanti –d’autant plus que certains gouvernements associent ces organisations non gouvernementales à des passeurs et à des trafiquants. Maylis de Kerangal explique dans son livre à ce stade de la nuit que « en ce qui les concerne le droit n’existait plus, justement, [les migrants] étaient hors la loi – des marins venus le sauver avaient été sanctionnés par des autorités inflexibles. »[5] Le naufrage à propos duquel de Kerangal écrit s’est passé en Lampedusa le 3 octobre 2013[6] ; dans les années intermédiaires entre ce naufrage et le voyage de l’Aquarius en juin 2018, le désir des gouvernements de limiter leur propre responsabilité limitait encore plus la capacité des individus et des organisations non-gouvernementales à aider les migrants, soit en mer ou soit à terre. Dans la fiction, cette réalité se manifeste dans les opérations de soutien clandestines – par exemple, quand le français Simon Calmat donne à Bilal, immigré irako-kurde, des cours de natation illégale.[7] Mais l’ambivalence et l’hostilité ressenties par certains citoyens européens envers les migrants apparaissent également dans des œuvres de fiction. Dans Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio, Elisabetta Fabiani ne laisse aucune place au doute ; la vérité, selon elle, est que « nous n’avons pas besoin des immigrés. »[8] Même les citoyens qui sympathisent, comme le narrateur de à ce stade de la nuit, sont généralement très éloignés de l’action. Le narrateur elle-même décrit le processus de collecte d'informations comme une « aventure disloquée » soutenue par une « voix radio » qui est retirée de sa présence physique.[9] Par résultat, les migrants réels et fictifs sont souvent coupés de la population en général (particulièrement pendant leur voyage), ce qui les laisse dépendants des gouvernements étrangers pour résoudre leur destin.

 


[1] « Polémique en Europe après le refus de l’Italie d’accueillir les 629 migrants bloqués à bord de l’Aquarius. ».

[2] Colombani, Marie-Françoise, et Damien Roudeau. Bienvenue à Calais : Les raisons de la colère. Actes Sud, 2016. 2.

[3] Welcome. Réalisé par Philippe Lioret. Interprété par Vincent Lindon et Firat Ayverdi. France: Nord-Ouest Productions, Studio 37, et France 3 Cinéma, 2009.

[4] Poletti, Arianna, et Camille Lafrance. « Migrants en méditerranée : le casse-tête du redécoupage des eaux. » Jeune Afrique. 17 décembre 2018. Accédé le 26 mars 2019. https://www.jeuneafrique.com/685062/societe/migrants-en-mediterranee-le-casse-tete-du-redecoupage-des-eaux-territoriales/.

[5] Maylis de Kerangal, à ce stade de la nuit, (Éditions Gallimard, 2015), 71.

[6] de Kerangal, à ce stade de la nuit, 11.

[7] Welcome, 2009.

[8] Lakhous, Amara, Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio, (Actes Sud, 2007), 61.

[9] de Kerangal, à ce stade de la nuit, 19.

[10] « Polémique en Europe. »

[11] Ibid.

[12] Poletti et Lafrance, « Migrants en méditerranée. »

[13] Domonoske, Camila. “Italy Wants Rescue Ship Seized, Accuses Doctors Without Borders of Illegal Dumping.” NPR. 20 novembre 2018. Accédé le 29 mars 2019. https://www.npr.org/2018/11/20/669596607/italy-wants-rescue-ship-seized-accuses-doctors-without-borders-of-illegal-dumpin.

[14] Ibid.

Les zones de recherche et de sauvetage, les règlements de Dublin, et les limites légales de la responsabilité gouvernementale